
4 Questions à Maïté Bernard
1. Votre héroïne se définit comme très « normale » (elle a des notes moyennes, elle ne fait pas de vagues au lycée), mais elle a une volonté hors du commun de se connaître elle même, de savoir qui elle peut aimer. Parlez-nous d’elle !
Carmen est un petit miracle pour moi. À Noël dernier, j’étais dans l’Aveyron et nous faisions une balade. Il faisait froid mais beau, c’était magnifique autour de nous, mais je ne sais pas pourquoi, j’étais fatiguée. À un moment, alors que je peinais à remonter une côte vraiment pas dure, je me suis dit « Mais c’est pas possible, on dirait une ado qui est fatiguée de tout ! ». Je ne sais pas exactement comment mes pensées se sont enchaînées mais c’est là que j’ai trouvé Carmen. Elle a surgi dans ma tête en râlant contre son père qui l’obligeait à randonner, et elle disait « Mon père est un connard ». J’ai continué à avancer en jouant avec ça, « Mon père est un con, un gros con ou un connard ? ». Je l’imaginais en train de lister tout ce qu’elle lui reprochait, ça devenait très drôle, et moi j’étais moins fatiguée. Nous sommes rentrés, je me suis fait un thé, je me suis assise à l’ordinateur, et j’ai commencé à écrire. Une phrase est arrivée avec une évidence absolue, « Si je vous dis que je suis lesbienne, vous restez ? ». J’avais le ton du roman, cette voix si particulière de Carmen, très forte malgré ses fragilités, cash, et hyper en confiance avec ses auditeurs. Je me suis dit « Wow, elle est lesbienne, tu es sûre ? ». Puis j’ai pensé « Non, elle est bi ». Et c’est là que la vraie première phrase du roman est arrivée, « Par où commencer ? ». Alors là je n’étais plus du tout fatiguée, j’étais même hyper lucide, j’ai écrit plusieurs scènes, celle de la dissert’ sur l’autobiographie, celle de la rando dans les Pyrénées avec son père, le début où elle se présente, j’ai commencé à esquisser le portrait de ses deux amis, Nicolas et Maguelonne. Ça me venait dans le désordre mais toujours avec une sorte d’évidence tranquille. Carmen était là et j’ai compris qu’il allait y avoir une vraie nécessité pour moi d’écrire ce roman, qu’il fallait que je laisse tomber celui que j’avais commencé. J’ai aussi compris que ce ne serait pas « difficile ». Il « suffisait » que je laisse parler Carmen à travers moi.
2. Au début du roman, Carmen n’a plus aucun adulte pour l’épauler, mais elle va se prendre en main, faire des choix, agir, quitte à braver quelques interdits. Est-ce cela, l’adolescence ?
Je crois que l’adolescence, c’est un moment où le corps parle plus fort que vous, un grand bouillonnement, et la seconde d’après, une grande apathie. Vous n’y pouvez rien si vous êtes super enthousiaste, puis super déprimé. C’est ce que j’ai essayé de traduire durant son parcours. Elle peut faire preuve de raisonnement et de volonté, mais parfois, elle n’en peut physiquement plus. Elle a besoin d’être dans sa chambre avec son chien, son chat, sa couette et beaucoup de chocolat.
3. On parle aujourd’hui de fluidité de genre, de panamour… et pourtant il reste très difficile pour Carmen de dire qu’elle est bisexuelle, de pousser la porte d’une permanence LGBTQ. Pourquoi ? Y a-t-il des courants antagonistes dans notre société ?
Carmen n’a aucun problème à se dire à ellemême qu’elle est bi, et c’est un truc que j’adore chez elle, mais elle n’est pas idiote, elle sait qu’il y a des agressions homophobes en France. Elle ne part pas bille en tête contre les injustices, comme sa copine Charlotte, et elle n’est pas non plus peace and love, tout le monde il est beau tout le monde il est gentil, comme sa copine Marion. Je crois qu’une des choses qui lui manquent, ce sont des modèles français d’actrices, de chanteuses ou de personnalités du show-biz qui seraient lesbiennes ou bis et en parleraient comme en parlent ses modèles, Kristen Stewart, Cara Delevingne ou Ellen Page. On le sait, la représentation, ça compte.
4. Votre roman nous interpelle sur la nécessité de lutter pour avoir la sexualité que l’on souhaite, mais aussi sur les inégalités hommes/femmes et les conséquences du modèle patriarcal pour les femmes. Ces combats vont-ils de pair ?
Sans doute. Je parlais déjà de sexualité dans mon roman précédent, Paris est tout petit, où mon héroïne, Inès, une jeune musulmane de banlieue, savait qu’elle serait vite traitée de « salope » si elle acceptait de faire l’amour, et surtout, si elle y prenait du plaisir. Son choix de faire l’amour avec son amoureux, qui était très romantique et romanesque, était malgré elle un acte politique. Carmen est dans la même situation. Ce qu’elle voudrait, c’est pouvoir draguer une fille ou se faire draguer, prendre un râteau ou pas, bref, vivre la même chose au même rythme avec une fille qu’avec un garçon, mais rien que demander que ce soit considéré comme normal est un acte politique. Il a fallu que je l’accompagne dans ce parcours où oui, malheureusement, elle va devoir accepter que ce qu’elle trouve normal sera vécu comme une revendication.
L'autrice
Maïté Bernard a passé son enfance dans le sud de la France et son adolescence à Buenos Aires. À dix-huit ans, elle décide de devenir écrivain. Depuis, elle a publié des romans pour adultes, dont Fantômes, à la Série Noire, Monsieur Madone, chez Pocket, et Manuel de savoir-vivre en cas de révolution, aux éditions Le Passage, et huit romans pour adolescents, Un cactus à Versailles, Trois baisers, la série Ava (Ava préfère les fantômes, Ava préfère se battre, La Mort préfère Ava, Ava préfère l’amour, Ava s’en va) et Paris est tout petit, aux éditions Syros. Dans la collection Tip Tongue, toujours chez Syros, elle est aussi l’autrice de Benoît et la bande de los Moteros et de Lucas et la Chick Team.
Ses autres romans pour ados publiés aux éditions Syros