
Les yeux d'Aireine - 5 questions à Dominique Brisson
Comment est né ce roman? D’un personnage, d’une situation, d’une sensation?
D’une vision, celle de quelqu’un qui détruirait une autre personne en la regardant au fond des yeux... Je suis attirée par les yeux, je suis sensible à leur beauté et à l’infinité de sentiments que l’on peut transmettre par un seul regard. Mais l’expression « les yeux, miroirs de l’âme » me semblait trop candide et j’ai imaginé la possibilité que les regards ne soient pas vecteurs de bonheur mais au
contraire de terribles outils de destruction. J’ai donc commencé à travailler sur une société où il ne serait plus possible pour des jeunes d’offrir leurs regards avec confiance, car des adultes — en mal de jeunesse, parfois même un père ou une mère — pourraient en profiter pour leur voler leur identité, leur âme et leur corps. Je suis partie de ce cauchemar intime pour décrire une ambiance inquiétante, un monde troublé, détraqué, avec perte des repères temporels, suspicions, secrets, non-dits.
Achelle se penche sur le passé de son arrière-grand-mère, Aireine, dont nul ne veut plus parler dans
la famille. Qu’est-ce qui relie ces deux femmes, que plusieurs générations séparent?
Deux générations séparent Achelle d’Aireine. Cette énorme différence d’âge va paradoxalement les rapprocher. Attirée par le mystère qui entoure son aïeule, intriguée par l’ostracisme dont elle est frappée dans sa famille, Achelle va mener une espèce d’enquête sur la vie d’Aireine, et rechercher une vérité en dépit du temps qui met à distance, de la société et de l’État qui se protègent et qui se taisent, de sa famille qui a peur. Ce faisant, elle va comprendre que ce projet, qu’elle mène en secret, sera la quête de sa vie, que l’histoire d’Aireine va l’emmener hors des limites du raisonnable et bouleverser totalement son propre destin. Frappée d’une forme extrême d’amnésie, fragile, Achelle va prendre le parti d’Aireine, et réussir à réhabiliter le regard, à faire des yeux le vecteur suprême de la transmission entre les générations: sans cette richesse-là, on n’est rien, on n’existe pas. Achelle incarne ainsi le rêve fou d’une fusion totale entre les êtres, fusion qui prolonge et dépasse le temps de vie humain.
Les yeux d’Aireine parle de la formidable énergie de la jeunesse et des convoitises qu’elle suscite.
Est-ce un thème qui vous tient à cœur?
L’adolescence est un trésor. Il faut la protéger. C’est le moment potentiellement le plus extraordinaire de la vie. Ces quelques années de transition entre l’enfance et ce que l’on appelle l’âge adulte sont porteuses du meilleur comme du pire. Dans Une vie merveilleuse (Syros, 2014), je m’étais déjà penchée avec tendresse sur cet âge de tous les dangers en m’intéressant à un personnage malade de son adolescence. Avec Les Yeux d’Aireine, au contraire, j’ai voulu célébrer la force farouche de cette période. Aireine, à 15 ans, considère que les adolescents sont des «magnifiques », libres, solidement ancrés dans un monde qui leur appartient et qu’ils vont faire rayonner de leur vitalité, leur beauté, leur franchise. Et l’on sent que c’est cette conviction solaire
qui va l’aider à bâtir une vie hors norme et faire d’elle, malgré toutes ses épreuves, une survivante, puis une conquérante, une adulte d’une grande humanité.
Il y a un lien très fort entre vos personnages et leur environnement, et c’est en travaillant la terre que les adolescents de la Clairière se reconstruisent. En quoi est-ce un roman sensoriel ?
Le récit est glissant, on avance dans l’histoire à tâtons, on navigue en eaux troubles — qui ment ? où est la réalité ? que se passe t-il exactement ? —, et les personnages se débattent dans des situations terribles sans savoir d’où vient le danger. Nous sommes dans l’indicible. Les mots seuls peinent à décrire cette sorte de cauchemar sans nom. Le silence fait son lit. Mais comme la vie est
puissante, elle sait hurler à travers les dérives d’un oiseau, le comportement aberrant de coccinelles, le dérèglement des saisons. La nature est en effet un personnage à part entière. Quand Aireine parvient à s’extraire de son cauchemar, avec d’autres victimes de son âge, elle trouve, dans un lieu préservé qu’ils appellent la Clairière, les raisons de croire en la vie grâce à une nature bienveillante et à des gestes archaïques essentiels: se nourrir, avoir un abri, se chauffer, se tenir propre, se soigner, se rendre disponible à l’art et la beauté.
Notre mémoire nous trahit, un journal intime peut reconstruire le réel, le discours officiel cherche à présenter une histoire rassurante... Quelle est la réalité de nos vies? Est-ce là le sujet principal de votre roman?
Le récit s’étend sur environ 80 ans, le temps de laisser une place aux doutes, à une possible réécriture des faits, à la confusion entre rêves et réalité, à la mise au point de témoignages discordants ou décalés. On ne sait plus, tout ressemble à un mirage : le grand mirage de nos relations avec les gens qu’on aime. On croit se connaître, on peut s’aimer éperdument et finalement découvrir que la personne aimée n’est pas du tout celle que l’on croyait. Que s’est-il passé ? A-t-elle changé ? Est-ce nous qui nous sommes trompés ? Est-ce la faute au temps qui passe ? Alors qu’Achelle est vierge de toute mémoire, Aireine semble ne vouloir rien oublier. Si elle est si obstinée, c’est aussi parce qu’elle a fait l’expérience d’un premier amour tellement merveilleux et qu’elle n’a jamais accepté les conditions dans lesquelles elle en a été privée. La force chaotique des passions de jeunesse, qui foudroient les cerveaux encore tendres des adolescents, et l’impossibilité
de faire renaître des amours mortes sont au cœur du sujet.
Dominique Brisson est née à Reims et a grandi dans la Marne. Elle partage son temps entre la ville des Lilas, en Seine-saint-Denis et un village de l’Aisne, Epaux-Bézu.
Elle a d’abord publié des livres d’art et des cédéroms culturels pour les adultes (Louvre, Peintures et Palais, et Orsay, visite virtuelle, Montparnasse Multimedia/RMN). Puis elle a écrit des documentaires pour les enfants. Aujourd’hui, elle se consacre plutôt à la fiction, à travers albums, poèmes et romans.
Pour en savoir plus : http://dbrisson.uniterre.com/
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