
Je te plumerai la tête - 5 questions à Claire Mazard
Je te plumerai la tête est à la fois un roman psychologique et un thriller que le lecteur ne peut pas lâcher. Comment l’avez-vous construit ?
J’ai construit le récit de manière totalement linéaire pour que le lecteur se trouve sur un chemin tout droit. Qu’il soit accaparé par ses émotions, sans avoir à faire d’efforts pour la compréhension. Ainsi, le récit est chronologique (presque comme un journal, au jour le jour, voire parfois heure par heure), avec très peu de retours en arrière. Il est écrit au présent (quelques passages au passé composé) et raconté par une seule narratrice : Lilou. Le lecteur doit progresser exactement comme Lilou.
Il va falloir beaucoup de temps à Lilou pour comprendre qui est vraiment son père, même lorsque les preuves s’accumulent. Qu’est-ce qui caractérise les pervers narcissiques ? Pourquoi est-ce si difficile de se soustraire à leur emprise ?
Les personnes perverses narcissiques présentent toutes les mêmes symptômes : Absence totale de sentiment et d’empathie. Égocentrisme. Moi surdimensionné. Propension à la manipulation. Capacité à charmer. Facilité à mentir… Il est très difficile de se soustraire à leur emprise parce que les pervers narcissiques s’adaptent à la situation (ils ont un côté caméléon). Si leur victime commence à se rebeller ou s’éloigner, ils simulent l’attachement, la compréhension, tout ce dont la personne a justement besoin… Cet effet yoyo déstabilise, fragilise leur « proie ». En revanche, de par son manque de sentiment (à part pour sa propre personne) et son orgueil démesuré, le pervers narcissique, lui, n’est jamais déstabilisé, blessé, touché. Et sa victime « s’escrime » à vouloir lui plaire, le satisfaire. Surtout elle ne peut pas, ne veut pas croire qu’elle a en face d’elle quelqu’un d’aussi dangereux et nuisible. Par ailleurs, le pervers narcissique est si persuadé de sa supériorité sur autrui qu’il en convainc son entourage. Quand il ment, il croit souvent lui-même ce qu’il dit. Et son accent de sincérité trompe ceux qui le côtoient.
La mère de Lilou est un personnage magnifique : il lui reste très peu de temps à vivre, mais ce qu’elle va transmettre à sa fille est essentiel. Comment la relation mère/fille se renoue-t-elle ?
La relation mère/fille se renoue autour de la littérature. Les révisions de Lilou pour son bac de français leur permettent de recommencer à communiquer. À travers les écrivains qu’elle cite, Caroline parvient à transmettre à sa fille sa force intérieure (qu’elle a gardée malgré tout). La façon dont la littérature, les mots, la poésie, l’art d’une manière générale, aident à nouer des amitiés, des relations fortes, est un thème qui me tient à coeur et que j’ai souvent traité. L’art aide aussi à se construire ou se reconstruire.
Quelles autres personnes vont aider Lilou à sortir de ce huis clos destructeur ? Que risque-t-elle réellement en restant auprès de son père ?
La personne — essentielle dans le récit à mon avis — qui va aider Lilou à s’en sortir est sa tante Jo. Ce personnage, psychologue de profession, était indispensable pour mon héroïne. Sans l’aide de professionnels, je ne pense pas qu’une adolescente dans la situation de Lilou puisse s’en sortir et se reconstruire. Surtout en si peu de temps (quelques années). C’est pour cela aussi que j’ai ajouté Tino, le jeune psy, qui n’est pas parent avec Lilou et est plus proche d’elle par l’âge. Mais les copains de Lilou — Camille, Emma, Lucas, par leur amitié, Gabriel par son amour, tous les quatre par leur attention, leur bienveillance, et parce qu’ils ont son âge — la conduisent à réaliser ce qu’il lui arrive. À rester avec son père, Lilou se dirigeait lentement vers une mort psychique certaine. Qui se serait concrétisée peut-être par un suicide (Lilou n’en n’est pas loin à un moment). Lilou s’en sort et évite de passer par la dépression, la scarification peut-être, la dénégation totale de sa propre personne… Beaucoup de victimes de pervers narcissiques se suicident.
Une fois le roman refermé, le lecteur a l’impression d’avoir si bien compris les mécanismes de la manipulation mentale qu’il pourrait s’en prémunir. En écrivant cette histoire, souhaitiez-vous alerter les lecteurs ?
Oui, en écrivant ce récit, je souhaitais alerter et prévenir les jeunes lecteurs (les moins jeunes aussi, nombreux sont les adultes qui ne sont pas préparés à cette situation). Trop de jeunes sont en souffrance et en danger, à cause d’une personne perverse narcissique. Les informer des symptômes de cette maladie afin qu’ils puissent les déceler me semble indispensable. Quand on sait : tout s’éclaire, s’illumine. Mais il faut savoir. À la fin du récit, Lilou écrit une lettre au président de la République pour appuyer le dossier que sa tante Jo et Tino vont envoyer au ministère de l’Éducation nationale demandant que soient dispensées des heures d’enseignement dans les classes de première et terminale. Cet enseignement me semble plus que nécessaire (au même titre que les interventions sur les dangers de la toxicomanie, les maladies sexuellement transmissibles, la drogue, les dangers d’Internet…). Il pourrait figurer dans le programme des bacs pro médico-social. Il faudrait aussi que les personnels d’éducation (assistantes sociales, conseillers d’éducation, professeurs, personnels de direction…) soient sensibilisés à ce problème, comme le sont maintenant, et de plus en plus, les juges, les avocats. Et que l’on cesse de minimiser ce danger en disant que c’est un thème à « la mode », qui risque d’entraîner une psychose collective.
Claire Mazard écrit pour la jeunesse depuis une trentaine d’années. Elle a publié de nombreux romans traitant de faits de société (racket, inceste, maltraitance, famille recomposée, droits des enfants…), des récits de souvenirs d’enfance ou d’adolescence, des romans d’aventures, des policiers… pour des lecteurs de 6 à 17 ans (et plus). Elle a reçu des prix importants, comme le prix France Télévisions pour L’Absente (Syros, 2008), le prix Livre mon ami en Nouvelle-Calédonie pour L.O.L.A. (Flammarion, 2000).