
Comprendre, aimer, défendre le conte ! # épisode 9
Pour approcher le conte de tradition orale, il faudrait oublier notre usage de l’écriture et de la lecture, et des mécanismes qu’elles entraînent, en essayant d’imaginer qu’un récit – un long récit – ne nous soit connu que par son écoute, qu’on réussisse à le mémoriser seulement en l’entendant une ou plusieurs fois (mais dans ce cas jamais exactement sous la même forme), et qu’on le redise après ce passage par la mémoire, aussi fidèle qu’oublieuse. La transmission orale instaure ses mécanismes propres en ce qui concerne l’élaboration narrative, différents de la création littéraire écrite. La transmission orale jette l’oeuvre « dans un grand mouvement, un dynamisme continuel qui, l’améliorant ou la détruisant, la modifie sans cesse », alors que la transmission écrite « la maintient dans l’immobilité, la contraint à demeurer désormais, et à jamais, statique », disait Patrice Coirault, grand spécialiste de la chanson populaire.
Des images poétiques
Au fur et à mesure que j’avançais dans la rédaction de mon livre, La poétique du conte, sous-titré « Essai sur le conte de tradition orale »2, s’imposait cette idée de « poétique », dans tous les sens de ce mot, courants et savants. Au niveau le plus apparent, on constate que le langage des contes merveilleux est porteur de « belles » images, d’images évocatrices qui donnent sa qualité propre à chaque conte-type : Cendrillon, cendreuse et éblouissante, Jean de l’Ours, à la fois animal et humain. L’élaboration des contes, ainsi que leurs mémorisation et remémoration passent nécessairement par des voies différentes de celles de la création écrite : lesquelles ? C’est la question que je me suis posée à force de les hanter : celle de leur poïêsis, la « poétique » au sens étymologique, que Paul Valéry définissait « comme nom de tout ce qui a trait à la création ou à la composition d’ouvrages dont le langage est à la fois la substance et le moyen ». La production des contes utilise des mécanismes autres que ceux de l’écriture, plus complexes encore mais difficilement énonçables, en dépit de la conscience aiguë de leurs exigences ressentie par les bons conteurs. C’est ainsi qu’un de ceux-ci, auprès duquel Ariane de Félice collectait dans l’immédiat après-guerre en Bretagne, se disait « attentif à ne pas manquer la parole. […] Si vous passez un mot dans le conte cela ne fait pas beau. Il y a à réfléchir pour bien dire tout de rang. Faut que rien ne traîne, quoi ! ». C’est en pensant à cette autre création imaginaire hors écriture qu’est le rêve qu’il m’est apparu que le conte – le conte merveilleux essentiellement – utilise les mêmes mécanismes d’élaboration, ceux mêmes qui ont été découverts par S. Freud : la figuration, la condensation, le déplacement, l’élaboration secondaire. Les deux premiers, figuration, condensation, sont largement utilisés par le conte, dont la narration est faite presque totalement d’images fortes et de mises en scène destinées à dissimuler et à dire tout à la fois les pensées qu’il véhicule. Ce langage figuratif, qui est aussi celui de la poésie, peut ainsi exprimer de nombreuses idées sans les expliciter.
Des images mentales qui « touchent les profondeurs »
Il reste, bien sûr, que les contes ne sont pas des rêves, puisque ce sont des narrations collectives très élaborées. C’est dire que ces récits, sous leur simplicité apparente, recèlent des significations nombreuses. C’est pourquoi Walter Benjamin peut dire du récit qu’il est « doué d’amplitude » : « La narration [...] ne se livre ni [...] ne s’épuise jamais entièrement. Elle conserve ses forces concentrées, et longtemps après sa naissance, elle reste capable d’éclosion.» C’est non seulement à travers le temps que le conte préserve son intensité expressive, mais aussi dans l’instant du contage. Les figurations successives, qui s’organisent en mises en scène, proposent des images mentales aux auditeurs. Ceux-ci les reçoivent et les élaborent au plus profond d’eux. Ces images, comme les images poétiques, ont un pouvoir de communicabilité, disait Gaston Bachelard, qui ajoutait : « L’image a touché les profondeurs avant d’émouvoir la surface.» La séduction qu’exerce le conte tient pour beaucoup au fait qu’il offre du sens, sans que l’on ait à passer par le raisonnement. À cet égard, le conteur serait semblable au poète, celui dont René Char disait : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver.»
De Nicole Belmont : Comment on fait peur aux enfants (Mercure de France), Poétique du conte. Essai sur le conte de tradition orale (Gallimard).