
Comprendre, aimer, défendre le conte ! # épisode 5
L'image et le son
On dit que Pythagore enseignait à ses disciples caché derrière un rideau pour que l'attention à ce qui était dit ne soit pas perturbée par la vision des gestes. Cette anecdote nous plonge au coeur du combat impitoyable que se livrent l'image et le son. Malheureusement pour le conteur, la lutte est inégale. Les chercheurs ont démontré que le cerveau humain décode plus rapidement les signaux visuels que les signaux auditifs. Alors que faire ? Première solution : se reconvertir dans le mime et la boucler. Deuxième alternative qui a ma préférence, cela va sans dire : décider avec volontarisme que l'art du récit est avant tout un art sonore et parier sur la force d'évocation véhiculée par les vibrations de l'air. Pour cela le conteur doit se munir d'un outillage complet dont voici la liste : – des muscles, – des os, – des cavités internes. Ensuite le conteur se met à l'ouvrage et découvre que les muscles se renforcent, les os ne demandent qu'à vibrionner et les cavités se prennent volontiers pour des caisses d'ukulélé ou de contrebasse, c'est selon. On y est, les poumons font leur travail de soufflet et arrosent copieusement les cordes vocales, la langue et les lèvres. Les trois complices se mettent d'accord pour décider si tout ce flux va se transformer soit en voyelle soit en consonne, avec un choix particulièrement délicat de hauteur, de timbre et de rythme. Pour cela un conteur normalement constitué est aidé d'un cerveau. C'est ce qui lui permet de piloter toutes ces opérations complexes et de faire émerger de ce chaos pneumatique et vibratoire des sons, voire des mots et des phrases. Si tout se passe bien, il peut même créer du sens. Ça c'est l'idéal.
Sur la Lune, ça ne marche pas
Ensuite tout échappe au conteur. Il ne lui reste plus qu'à écouter le résultat de son effort. À ce stade du processus, il est important de dire qu'il est impératif pour le conteur d'exercer son art sur une planète dotée d'une atmosphère ; sur la Lune, ça ne marche pas. C'est en effet l'espace environnant qui va venir à son aide. Les molécules d'air qu'un rien met en transe entament leur danse et modulent leurs entrechats avec le brio d'un torrent pyrénéen. Elles vont gaiement percuter tous les objets et surfaces qui se trouvent à leur portée, murs, plafond, plancher... Tous se joignent à la fête ; bonheur des bonnes acoustiques que le conteur aura choisies en se plaçant à l'endroit approprié. Puis apparaît le véritable héros de notre épopée, l'auditeur qui tel un monstre antique s'accapare d'un tour de pavillon vorace tout le charivari ambiant et se le glisse en une seule lampée dans l'oreille moyenne puis interne. Merveille d'électromécanique, ça vibre encore et toujours, ça fait de l'électricité, et c'est comme cela que le cerveau de l'auditeur est mis au « courant » de tout ce qui s'est passé.
De cavité résonnante à cavité résonnante
À ce stade de l'exposé, la science laisse la place à des supputations personnelles. Je suis en effet convaincu que ce n'est pas la totalité du message qui parvient au cerveau de l'auditeur, mais qu'il y a toute une partie vibratoire qui passe directement d'os à os, de cavité résonnante à cavité résonnante. Pour être simple, si le conteur fait vibrer sa poitrine, celle de l'auditeur vibrera itou ; phénomène de sympathie, comme les cordes sympathiques de certains instruments traditionnels qui vibrent sans être touchées. Je ne sais pas si le phénomène est réel ou suffisamment perceptible, mais ce qui est sûr, c'est que la perspective est totalement changée. J'aime penser que le corps de l'auditeur est le véritable théâtre de l'histoire et que tel épisode se passera dans les pommettes, l'autre dans le plexus, un autre encore au creux du genou, au sommet du crâne ou au pli de la nuque. C'est peut-être là le véritable enjeu sonore du conteur : installer en douceur l'histoire dans le corps de l'autre, le guider dans une balade vibratoire interne, le transformer en paysage et faire naître dans son intimité des images. Car nous y revoilà. Les images virées par la porte reviennent en douce par la fenêtre. Mais je peux maintenant l'avouer : si le conteur s'échine tant à produire un son potable, c'est pour créer de belles images.
D'Olivier Noack : La sorcière au nez de fer
Pour suivre le conteur : lesmotsduvent.org/pages/cie_noack.php