À l'entrée Randonnée, un dictionnaire courant de langue française(1) donne pour définitions : 1. Circuit que fait la bête autour de l'endroit où elle a été lancée ; 2. Promenade longue et ininterrompue.
Et pas d'autres.
La seconde définition est connue de tous. Il y en a pourtant une troisième qui nous intéresse et qui fera l'objet de cet article. Dans la classification internationale Aarne-Thompson-Uther des contes populaires figure la catégorie « Contes formulaires » dont une sous-section (numéros 2000 à 2100) est intitulée « Contes énumératifs et randonnées ».
Le folkloriste belge Eugène Polain(2) définit la randonnée comme : « un récit qui, parti d'un point donné, se développe en épisodes successifs, dépendant les uns des autres, pour arriver à un autre point où un événement oblige le récit à retourner sur ses pas en traversant, en sens inverse, les mêmes épisodes, et revenir au point de départ pour conclure ». C'est assez clair, mais un peu abstrait.
Pour voir ce qu’il en est, résumons et analysons trois randonnées (on ne peut faire moins) :
La chachatatutu et le phénix(3)
Une petite oiselle découvre que la gerboise a gobé deux de ses oeufs sur trois.
Elle va demander justice au phénix qui déclare que c'est à elle de protéger ses petits. « Un petit rien mal réglé peut devenir la cause d’un grand désastre », répond l’oiselle avant de regagner son nid. Quand la gerboise approche de nouveau, elle lui lance une flèche dans l'oeil. À demi aveuglée, la gerboise plonge dans le naseau d’un lion endormi au bord de la mer. Réveillé en sursaut, le lion plonge dans l’eau, provoquant le brusque envol d’un dragon qui nageait par là.
Le dragon heurte le nid du phénix et casse l’oeuf qui s’y trouve. Fureur du phénix qui apostrophe le dragon, lequel renvoie la faute sur le lion, qui, interrogé par le phénix, renvoie la faute sur la gerboise, qui renvoie la faute sur l’oiselle. Celle-ci rappelle au phénix que les mères doivent veiller sur leur nichée. Le phénix confus se retire(4).
Le schéma repose sur un aller-retour : à l’aller, A, par son action, provoque celle de B, qui provoque celle de C, qui provoque celle de D, qui, sans paroles jusqu’ici, provoque celle de E, lequel va déclencher puis suivre le mouvement retour en interrogeant, dans l’ordre inverse, tous les actants. Notons que, à l’aller, chaque animal agit directement sur le suivant, l’agresse en quelque sorte sans échange verbal(5). Enfin, du point de vue de l’héroïne (qui a sauvé son dernier oeuf), l’histoire finit bien.
Le cochon de lait(6)
Le cochon de lait est allé manger des glands dans la forêt. Comme il ne veut pas rentrer, la femme ordonne au chien de le mordre. Réponse : « Le cochon ne m’a rien fait, je ne lui ferai rien. » Elle va dire au bâton : « Bâton, il faut frapper le petit chien, le petit chien ne veut pas mordre le cochon de lait, le cochon de lait ne veut pas rentrer. » Refus du bâton. Même chose avec le feu qui ne veut pas brûler le bâton, le ruisseau qui ne veut pas éteindre le feu, la vache qui ne veut pas boire le ruisseau, le boucher qui ne veut pas tuer la vache… jusqu’au bourreau qui veut bien, lui, pendre le boucher. Le boucher dit : « Plutôt que d’être pendu, je tuerai la petite vache. » Même réaction de la vache, puis du ruisseau, du feu, du bâton, du chien et du cochon de lait qui dit : « Plutôt que d’être mordu, je rentrerai. » Ce qu’il fait.
Ici aussi, le schéma repose sur un aller-retour : à l’aller, A donne un ordre à B, qui refuse d’obéir. En représailles, A ordonne à C de faire violence à B et lui récapitule ses raisons.
Refus de C et ainsi de suite jusqu’à I qui, s’apprêtant à obéir, déclenche le mouvement retour où, sept fois, le passage du refus à l’obéissance désarme la menace(7). Tout s’achève donc comme si B avait obéi tout de suite. Il n’y a pas vraiment d’avantage obtenu, mais nul n’a pâti.
Le conte du petit rat(8)
Au retour de la foire, la ratte et le rat trouvent le petit rat noyé dans le pot(9).
La ratte se met à pleurer. La fenêtre lui demande pourquoi elle pleure et, renseignée, se met à danser. La porte lui demande pourquoi elle danse.
Réponse : « Le petit rat s’est noyé, la ratte pleure, et moi je danse. » Ainsi renseignée, la porte se « démanche »… et ainsi de suite avec la charrette qui part à reculons, le chêne qui se fend en quatre, la fontaine qui se tarit, les enfants qui cassent leur cruche, leur mère qui jette sa farine dans le vent, et le père qui coupe les pattes de ses boeufs.
Ici, le schéma repose sur un aller simple. À tel événement, réaction de A.
B interroge A sur son comportement, reçoit une réponse récapitulative, réagit à son tour, etc. Ainsi la liste des actants s’allonge jusqu’à neuf. C’est à chaque fois la parole qui produit une réaction de l’actant sur lui-même ou sur ses biens.
Enfin, du fait de l’amputation des boeufs, l’histoire finit plutôt mal. Les randonnées qui, comme celle-ci, ne comportent pas de mouvement inverse sont nombreuses et ne correspondent qu’à moitié à la définition d’Eugène Polain. Elles ont en général une fin abrupte.
Si d’une randonnée à l’autre la fin est différente, c’est qu’elle n’est pas envisagée comme un but. Métaphoriquement et par allusion au sens plus connu du mot randonnée, je dirais qu’il s’agit d’une promenade alerte que l’on fait moins pour aller quelque part que pour le plaisir de marcher. La randonnée est essentiellement une forme, un mécanisme ludique produisant des séries causalement ordonnées qui se récapitulent, s’allongent et s’inversent selon les cas.
Il y a des randonnées qui se disent et d’autres qui se chantent. Proposées après les jeux de nourrice et les comptines(10), elles plaisent plus particulièrement aux jeunes enfants.
1. Le Petit Robert, édition 2000.
2. Eugène Polain, Il était une fois…, Droz, Paris, 1942, page 330.
3. Version du conte-type 2042 (Chaîne d’accidents) publiée dans « Le duel du buffle et du tigre », Contes populaires chinois, éditions de Pékin, 1958, pages 12-17.
4. Cette randonnée est aussi un conte d’animaux, et plus précisément une fable dans la mesure où la moralité « Un petit rien mal réglé peut devenir la cause d’un grand désastre » s’y trouve démontrée. Le conte-type, qui inclut des éléments variables ou alternatifs, est un produit statistique. En réalité, il n’y a que des versions, souvent composites, qui s’en approchent plus ou moins.
5. Cette série de réactions en chaîne est dite caténaire.
6. Version du conte-type 2030 (La vieille femme et son cochon) publiée dans La Revue des Traditions Populaires, III, 1888, pages 181-182.
7. Par différence avec la série caténaire de l’exemple précédent, celle-ci, qui se limite à l’échange verbal, est dite additionnelle.
8. Version du conte-type 2022 (La mort de la petite poule) publiée dans Léon Pineau : Les contes populaires du Poitou, Paris, 1891, pages 295-299. Sous le titre Le petit rat, Bernadète Bidaude, s’inspirant de cette version, a publié la sienne qui comporte le mouvement inverse et qui finit bien.
9. Le contenu du pot n’est pas précisé, mais, vu le contexte, c’est vraisemblablement de la soupe.
10. Il n’y a pas loin de l’énumération à la série.
De Jean-Louis Le Craver : La chachatatutu et le phénix, Le taël d’argent, Contes à rire et à trembler